Le Dialogue d’amour contrarié
L’Héroïne travestie dans les œuvres de Shakespeare et Marivaux (Comme il vous plaira, III, 5 ; La Fausse suivante, I, 10)
Appeared on the Sorbonne-Nouvelle comparative literature class website as a model of the commentaire composé, 2017.
Le motif littéraire de l’amour contrarié apparaît dans une œuvre de Marivaux (La Fausse suivante) et de Shakespeare (Comme il vous plaira) comme un dispositif comique et dramatique qui conduit l’intrigue. Chaque pièce de théâtre met en scène une protagoniste travestie en homme, dont un autre personnage féminin tombe inévitablement amoureux. La Fausse suivante, publiée en 1724 est inspirée du théâtre italien et Comme il vous plaira de Shakespeare est écrit plus d’un siècle plus tôt date de 1599. Dans l’Acte I Scène X de La Fausse suivante et l’Acte III Scène V de Comme il vous plaira, chaque protagoniste travestie parle directement à la femme qui est tombée amoureuse d’elle sous de faux prétextes. Le thème du travestissement dans chacune de ces scènes doit être replacé dans le contexte plus large de leurs histoires respectives. Cela permet ainsi de mieux comprendre les motivations de chaque protagoniste au cours de leur dialogue avec une autre femme. En effet, les deux dialogues soulignent la façon dont la femme déguisée interagit avec son amante impossible, et dont ce déguisement en homme lui donne la liberté d’adopter des rôles de genre traditionnellement masculins, lesquels ne lui seraient normalement pas permis en tant que femme.
Alors que chaque protagoniste s’engage dans une conversation avec une femme qui tombe amoureuse de son déguisement masculin, les motivations individuelles des deux protagonistes diffèrent. Dans La Fausse suivante, le travestissement du Chevalier est motivé par son projet d’interroger les intentions de son amant potentiel, Lélio. Quand le Chevalier interagit pour la première fois avec la Comtesse, l’amante de Lélio à qui ce dernier doit une grosse somme d’argent, c’est sous prétexte d’aider Lélio à échapper à ses dettes. Le travestissement du Chevalier est directement lié à cette intrigue secrète pour découvrir la vraie nature de Lélio. Quand elle (le Chevalier) réalise que courtiser la Comtesse constitue une partie essentielle de son enquête, elle assume volontiers un rôle traditionnellement masculin dans son flirt avec la Comtesse. L’échange entre elle (le Chevalier) et la Comtesse dans cette scène est caractérisé par sa dimension comique — leur dialogue est intime et direct, et chacun semble extérieurement être intéressé par l’autre. Par exemple le Chevalier dit à la Comtesse que « la nature y a mis bon ordre, et c’est elle qui vous a flattée », et la Comtesse répond presque toujours en riant coquettement. En effet, le dialogue d’amour entre eux semble crédible pour la Comtesse à cause du travestissement du Chevalier.
Dans Comme il vous plaira, le déguisement de Rosalinde est motivé par son désir d’échapper à la persécution de son oncle tyrannique. Ses motivations pour se déguiser sont motivées par un souci d’auto-préservation, plutôt que par un désir amoureux. Comme elle ne se travestit pas pour des raisons sociales ni sentimentales, ses interactions avec Phébé sont beaucoup plus honnêtes que celles entre le Chevalier et la Comtesse mais Phébé ne peut comprendre l’honnêteté de Rosalinde quand celle-ci lui dit par exemple qu’elle est « plus faux que des serments d’ivrogne ». Au lieu de courtiser Phébé par intérêt personnel, Rosalinde utilise son nouveau pouvoir social en tant qu'homme pour lui donner des conseils sur la façon de trouver l'amour avec quelqu'un d'autre. Ainsi, le dialogue entre Rosalinde et Phébé n'est-il pas sincère puisqu’il n’est pas réciproque en ce sens que les deux personnages ne partagent pas la même vérité. Avant son interaction avec Rosalinde, Phébé parle de façon extrêmement violente à Silvius — plutôt que de feindre de l'intérêt pour lui, elle hurle que ses yeux sont des meurtriers et rejette ses avances en disant « ne t'approche pas de moi ». Cependant, quand Rosalinde arrive, le ton de Phébé devient morose — alors que celui de Rosalinde est didactique. Sur les 80 lignes de leur dialogue, Phébé ne contribue qu’à 6 d’entre elles — leur dialogue est ainsi dominé par Rosalinde. Cette dernière déclare que Phébé n'a pas de beauté et qu'elle est indigne de l'amour de Silvius.4 L’échange entre Rosalinde et Phébé est beaucoup moins sentimental, et il est donc caractérisé par sa dimension comique.
Le thème de l’amour contrarié est donc beaucoup plus évident dans le dialogue de Comme il vous plaira que dans celui de La Fausse suivante. En dépit de son déguisement en homme, Rosalinde reste franche quant à l'impossibilité de tout amour entre elle et Phébé : « Je vous en prie, ne tombez pas amoureuse de moi ... de plus je ne vous aime pas ». D’un autre côté, l’amour impossible entre le Chevalier et la Comtesse n'est évident que pour le Chevalier et le lecteur — Marivaux suscite ainsi un sentiment caractéristique de la noirceur comique pour laquelle il est connu, parce que la Comtesse est la seule personne inconsciente de la très faible probabilité de succès de cette relation.
Une fois travesties en homme, les protagonistes assument leurs nouvelles caractéristiques masculines mais leurs dialogues se distinguent : si chez Marivaux, le dialogue met en scène deux personnages qui échangent sur un mode amoureux traditionnel, chez Shakespeare, tel n’est pas le cas. Dans La Fausse suivante, la Comtesse dit par exemple : « Que vous vous défiez de votre cœur à moi ? ». Elle et le Chevalier adhèrent strictement aux rôles traditionnels de genre dans leur conversation. Chaque personnage joue le rôle classique de deux prétendants. Les didascalies du texte imposent aussi ces idées traditionnelles d’amants féminins et masculins — la Comtesse timide est montrée « riant » deux fois, alors que le Chevalier « prend sa main » et affirme sa masculinité par cet acte de pouvoir. Bien que le lecteur sache que le Chevalier est une femme, ce personnage commence vraiment à assumer un rôle masculin dans cet échange. Dans la didascalie, « il » (« il lui prend sa main ») réfère au Chevalier, confirmant la transformation d'une femme en un personnage traditionnellement masculin. Les idées de chevalerie et de galanterie sont aussi associées au rôle historique du Chevalier. Le mot galanterie est prononcé par la Comtesse— «Vous êtes bien galant» — mot qui est fort associé aux contextes amoureux. Le sens de ce mot qui renvoie à la politesse d'un homme dans sa relation avec son amante rappelle les normes traditionnelles de genre dans l’échange entre le Chevalier et la Comtesse.
Rosalinde dans Comme il vous plaira assume aussi des nouvelles caractéristiques masculines qui convainquent Phébé qu’elle est un homme. Leur dialogue d’amour diffère de celui du Chevalier et de la Comtesse dans sa non-conformité aux normes classiques des hommes et femmes amoureux. Phébé, par exemple, ne montre pas d’affection à Rosalinde en la complimentant ou en riant comme fait la Comtesse – par contre, elle dit que « J’aime mieux vous entendre gronder que cet homme [Silvius] me courtiser ».10 Rosalinde est encore moins flatteur, commentant le « laideur » de Phébé et promettant que si elle tombe amoureuse d’elle, « je l’assaisonnerai de paroles acerbes ». En s'habillant avec des vêtements pour hommes, Rosalinde devient plus à l'aise en assumant un rôle de pouvoir dans cette conversation qu'elle ne le ferait en tant que femme. Cependant, ce dialogue entre ce qui ressemble extérieurement à un homme et à une femme n'adhère pas du tout aux conceptions traditionnelles des conversations d'amour entre des hommes et femmes. La politesse et la coquetterie d’un amour bourgeonnant sont inexistants dans ce cas et le résultat est comique, car il défie les attentes du lecteur des rôles du genre dans l’amour.
Le Chevalier et Rosalinde assument des caractéristiques masculines pour rendre leur travestissement plus crédible. Cependant, elles utilisent leurs attributs masculins très différemment dans les dialogues avec les femmes qui en sont tombées amoureuse. Le Chevalier fait semblant d’aimer la Comtesse et elle utilise des traits traditionnellement masculins pour la séduire, et la Comtesse utilise également des traits traditionnellement féminins pour séduire le Chevalier. Bien que Rosalinde adopte des traits masculins lorsqu’elle est déguisée en homme, elle refuse d’adhérer à la façon dont un homme devrait agir avec une femme dans un contexte d’amour, et Phébé est également réticent à se montrer coquette et douce tout en poursuivant Rosalinde. Ainsi, ces deux dialogues renforcent les notions de rôles de genre qui sont adoptés en raison du travestissement des protagonistes, mais comme aucune protagoniste n’est véritablement un homme, elles n’adhèrent pas toujours strictement aux rôles masculins dans l’amour.
Pour conclure, les dialogues de l’amour contrarié dans La Fausse suivante et Comme il vous plaira sont rendues impossibles par les identités secrètes du Chevalier et de Rosalinde. Étant donné que leurs motivations individuelles pour se travestir diffèrent, leurs interactions diffèrent aussi – le Chevalier est beaucoup plus tendre avec la Comtesse parce que cette interaction fait partie d’un plus grand projet de surveiller Lélio. Par contre, à l’origine, Rosalinde chercha seulement à échapper à son oncle, alors quand elle rencontre Phébé, elle n’a pas besoin de prétendre être intéressée de façon amoureuse. Chaque protagoniste adopte aussi des traits masculins dans son travestissement – le chevalier interprète la masculinité comme signifiant la galanterie dans son dialogue, et Rosalinde projette sa nouvelle masculinité en se montrant impolie d’une manière dont elle ne pourrait pas en tant que femme. Les différents motifs des protagonistes ont un impact très particulier sur leurs dialogues avec les femmes – le Chevalier cherche à séparer la Comtesse et Lélio, mais Rosalinde s’efforce de réunir Phébé et Silvius. Enfin, chaque dialogue d’amour contrarié est comique parce que c’est impossible, mais l’impossibilité de l’amour n’est connue que par des hommes qui ne sont pas vraiment des hommes du tout, mais des héroïnes déguisées.
Université Sorbonne Nouvelle – K3LC02 – Cours de Y.-M. Tran-Gervat, 2017-2018 _ Elena Schultz
Bibliographie
Marivaux, Pierre. La Fausse Suivante ; L'école Des Mères ; La Mère Confidente. Paris: GF Flammarion, 1999.
Shakespeare, William. Comme il vous plaira : Édition Bilingue. Paris : Éditions Gallimard, 2014.
Université Sorbonne Nouvelle – K3LC02 – Cours de Y.-M. Tran-Gervat, 2017-2018 _ Elena Schultz